La crise sanitaire que nous venons de traverser a sans aucun doute augmenté l’émergente attention portée aux imaginaires comme moyen d’accompagner les transitions. Beaucoup de littérature a été produite, dans des revues professionnelles et scientifiques, mais aussi dans les médias grand public. Face à cette situation de crise, qui nous dépassait totalement, nous nous sommes rendus compte à quel point nous étions bloqués dans notre projection vers l’avenir. Face à des faits scientifiques, notre mode de pensée très rationnel n’était pas parvenu à nous faire bouger. Pour dépasser cette rationalité et penser une nouvelle habitabilité du monde, les représentations et les imaginaires sont apparus comme une nouvelle ressource. Dans le discours du moins. Que fait-on en effet une fois que l’on a dit cela ? Dans cet intérêt naissant, beaucoup ont manqué de qualifier les imaginaires et d’éclairer justement pourquoi il était intéressant de les mobiliser. C’est là les deux premiers freins à leur mobilisation.
les imaginairesde quoi parle t-on ?
La manière la plus simple de faire comprendre la notion d’imaginaire serait peut-être de la mettre rapport à une autre notion, l’imagination. D’ailleurs, on les mélange souvent. L’imagination est une activité créatrice de notre cerveau, une activité cognitive. Cette imagination puise dans un “réservoir” – comme le disait Gilbert Durand – un stock de représentations sociales partagées. C’est un “ensemble de productions, mentales ou matérialisées dans des œuvres, à base d’images visuelles (tableau, dessin, photographie) et langagières (métaphore, symbole, récit)”. Or, les imaginaires ne sont pas seulement issus de ce stock, il se forment dans la « connexion » (Gilbert Durand) de ce stock avec notre expérience corporelle (Gaston Bachelard). Cette distinction est très importante, car on comprend ici l’importance de prendre en compte l’environnement social et culturel dans lequel “émergent” des imaginaires (à la fois dans le stock dans lequel ils puisent et le milieu dans lequel ils émergent).
POURQUOI MOBILISER LES IMAGINAIRES ?
Quand on travaille sur le futur, il semble intéressant, essentiel même, de mobiliser le passé. Derrière les imaginaires, il y a des mythes fondateurs, des archétypes. Ils se reflètent dans nos choix de société. Le risque, en ne mobilisant pas les imaginaires – et c’est malheureusement souvent ce qu’il se passe lors d’ateliers de créativité, c’est de rester sur des idées reçues. On croit produire de nouvelles idées, mais en réalité les mythes fondateurs d’aujourd’hui sont les mêmes que ceux d’il y a cent ans, deux cents ans. Pour bifurquer, ne vaudrait-il pas mieux travailler sur les mythes sous-jacents aux images que l’on produit, plutôt que de travailler sur la création d’images ?
Là encore, se référer au passé paraît essentiel. Découper l’histoire en grandes périodes et se demander à chaque fois à quel moment et pourquoi la société a bifurqué, ou pas. Sur quels mythes se sont fondées ces bifurcations ? Il y a sans aucun doute un ensemble de mythes que nous n’avons sans doute pas encore assez creusé. Un autre élément qui justifierait la réflexion sur nos mythes fondateurs, c’est la diversité des populations à accompagner dans la transition. Il y a des cultures différentes et des similitudes, il faut en tenir compte. Prenons un exemple concret. Si nous devions organiser un atelier international sur le thème “Inventons la voiture de demain”, un Français et un Singapourien s’appuieraient sur leurs imaginaires respectifs, leurs expériences de vie. Peut-être que leurs imaginaires seraient sensiblement les mêmes, mais il y aurait aussi des variations. Pour accompagner dans la diversité, il est capital de saisir les imaginaires individuels et collectifs.
Penser la sobriété des imaginaires
Dans une étude récente, Auxilia a accompagné en 2022 le Département Énergie-Climat de L’Institut Paris Région Ile de France (AREC) dans une réflexion sur la manière dont parler aux gens de sobriété et créer des changements d’habitude en passant par les imaginaires, pour susciter le débat. L’objectif de la proposition était initialement de mobiliser une diversité de profils en atelier. Pour des raisons logistiques, la mobilisation de cette diversité d’acteurs s’est finalement faite dans le cadre d’échanges individuels, et l’atelier avec des acteurs de l’AREC et des étudiant.e.s. L’atelier a pris la forme d’un débat mouvant. Il s’agit d’un atelier actif. Une ligne est dessinée au milieu de la pièce : les animateurs font le récit d’un scénario composé de plusieurs “fragments du quotidien” dans un futur proche. Si le/la participant.e reste au milieu, il/elle indique être neutre, selon qu’il/elle se déplace d’un côté ou de l’autre de la ligne, il ou elle indique être plus ou moins d’accord avec la scénario. La difficulté est que l’on peut ne pas être d’accord avec tous les aspects du scénario. Par exemple, l’un des scénarios, qui s’appelle “L’auto-limitation sous-veillée”, explique que chaque individu résidant sur le territoire français à un « éco-score citoyen », qui conditionne ses droits civiques et sociaux à un effort de sobriété. Un autre fragment de ce futur proche explique que les classes les plus défavorisées disposent d’un droit de regard et de contrôle sur les comportements des classes les plus riches; dont on sait qu’elles sont aussi les plus énergivores.
Dans cet exercice, il ne s’agit pas de dire “Il faut agir de telle manière ou il faut qu’on arrive là dans 6 mois”, mais de débattre de futurs possibles, alimentés par des réalités émergentes ainsi que par nos imaginaires. On dit “potentiellement demain c’est ça”. Ce qui est intéressant, c’est qu’en passant par des représentations communes, on arrive à interroger les gens sur des modèles de société. Les scénarios proposés par Auxilia ont été développés à partir d’une revue de littérature et d’entretiens avec une quinzaine d’acteurs sur les représentations qu’ils avaient de la sobriété, voire les représentations que les gens autour d’eux, ou leurs administrés, avaient de la sobriété.
lever les freinsà la mobilisation des imaginaires
Mettons que les premiers freins – ceux de la qualification et du sens des imaginaires, ont été ici levés. D’autres existent qu’il faut adresser. D’une part, la mobilisation de la créativité collective pour penser un projet ne parle pas à tout le monde. Le stéréotype du génie créatif, du designer, qui invente les choses seul est encore présent. Faute de moyens, les acteurs publics ont souvent du mal à mobiliser des budgets pour des exercices de créativité. D’autre part, il arrive que certains pensent ou tentent de mobiliser les imaginaires sans en saisir leur complexité et leur historicité. Cela peut en compliquer la compréhension. Il y a, aussi, l’attente parfois non satisfaite des clients de ressortir d’un atelier de créativité avec des pistes, des recommandations, des préconisations ; or ce n’est pas toujours l’objet d’un travail sur les imaginaires. D’où l’importance de bien expliquer le sens de la mobilisation des imaginaires.
Une tribune de Samuel Sauvage, directeur de l’expertise Economie circulaire et Jean-François Lucas, sociologue et ancien collaborateur d’AUXILIA. Propos recueillis par Lou Marzloff.
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