L'édito juillet 2023

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Beaucoup de projets numériques sont engagés pour de mauvaises raisons.

Votre interlocuteurBastien MARCHAND

Bastien MARCHAND

Consultant - Doctorant en redirection écologique
Votre interlocuteurMathias MURMYLO

Mathias MURMYLO

Chef de projets Numérique responsable

Les projets numériques sont aujourd’hui au cœur de l’activité et des savoir-faire des collectivités. Pourtant, devant l’empreinte écologique, sociale et psychique des équipements et services numériques, Mathias Murmylo, chef de projets Numérique responsable au sein d’Auxilia, plaide pour sortir de l’ère de l’ « euphorie numérique » pour entrer dans l’ère de la « parcimonie ».

POURQUOI LES COLLECTIVITéss’intéressent-elles au numérique ? qu’est-ce qu’elles y cherchent et que numérisent-elles en priorité ?

Il y a deux principales motivations en matière de numérisation. La première, c’est le cadre légal qui change et qui incite chaque année un peu plus les collectivités à informatiser et numériser leurs processus, le quotidien de leurs agent·es, leurs relations avec les administré·es et les émanations de l’État. La seconde motivation relève plus d’une démarche volontariste destinée à proposer des outils dans l’air du temps. En tant que citoyen·ne, on est habitué·e à des interfaces et des outils d’une certaine qualité. Les collectivités cherchent à proposer la même expérience utilisateur.

selon toi, quels sont les enjeux saillants,les contraintes ou les leviers en matière de numérisation au sein des collectivités ?

En termes d’opportunités, je constate aujourd’hui la maturité du marché : beaucoup de solutions perfectionnées et éprouvées dans d’autres collectivités permettent de passer assez rapidement à l’acte et d’éviter des développements spécifiques – ce qui était le schéma nominal il y a encore quelques années. Un nombre croissant de produits « sur étagère » existent et facilitent le passage d’une idée à sa réalisation. De même, de nombreux produits libres en open source permettent à la fois de baisser les coûts et d’impliquer les utilisateur·rices dans la définition de la feuille de route, et donc d’assurer une adéquation entre besoin et service.

Mais cette facilité de déploiement numérique vient avec le revers de la médaille : c’est tellement aisé de transformer une idée en un service qui tourne, qu’on manque parfois de précaution dans l’analyse de la situation. Le problème qu’on souhaite résoudre est-il réel, majeur et actionnable ? La numérisation de tel processus produit-elle finalement plus de valeur qu’elle n’en détruit ? Je constate une forme de précipitation dans les projets numériques.

Enfin, qu’on parle du public ou du privé, je n’ai personnellement jamais vu de projet informatique qui se passe comme prévu. Presque par définition, ça se passe toujours mal. En informatique, on parle généralement des trois dimensions des projets : qualité, délais et coût… Et souvent ça coûte plus cher, ça prend plus de temps que prévu, et en définitive, on se contente d’une solution dégradée dans un premier temps, en espérant l’améliorer plus tard, tout en sachant qu’on ne répond pas à l’ensemble des besoins initialement identifiés.

tu évoquais les outils libres,mais les projets numériques sont souvent l’occasion de tisser des alliances avec des acteurs peu recommandables, comme les gafam…

Même si certaines collectivités font un choix engagé en faveur des outils libres, la plupart vont procéder à des arbitrages opportunistes selon le type d’outils. Effectivement, en ce qui concerne les outils bureautiques, les tableurs, les éditeurs de texte, ce sont des outils issus de la gamme Microsoft… même si c’est simple aujourd’hui de choisir des outils libres équivalents. Mais la tendance s’inverse en matière d’outils métiers (comme l’outil de passation des marchés publics, de gestion de courrier ou de gestion électronique des documents par exemple), où on trouve souvent des outils libres.

Attention toutefois, les donneurs d’ordre confondent encore souvent le libre avec le gratuit, ce qui n’est pas vrai. Le libre exige du paramétrage, de la maintenance, de l’implication dans les communautés contributrices, et tout ça, ce sont des jours-homme.

on entend beaucoup parler de« numérique responsable ». tout le monde est aujourd’hui au courant des conséquences écologiques, sociales ou psychiques liées au tout-numérique. ça veut dire quoi, « responsabiliser au numérique » depuis la perspective des collectivités territoriales ? que peuvent-elles faire ?

Le terme peut en effet paraître contradictoire quand on commence par exemple à entrevoir tout le « sac à dos écologique » lié au numérique et à ses équipements : émissions de gaz à effet de serre, déplétion des ressources critiques (lithium, métaux rares, etc.), tensions hydriques pour les phases extractives et productives, etc. Il est toutefois indéniable que l’informatique peut aider à améliorer des processus, à optimiser la circulation de l’information ou à accompagner les politiques publiques. Divers sujets sensibles du point de vue de la bifurcation écologique s’emparent d’ailleurs intelligemment du numérique, comme l’utilisation de l’eau ou la gestion des fluides.

Aujourd’hui, responsabiliser numérique consiste d’abord à sensibiliser et partager l’information sur le poids du numérique, encore trop souvent associé à l’immatérialité. Ensuite, il s’agit de parfaire les processus décisionnels qui poussent les collectivités à lancer de nouveaux projets numériques ou à maintenir certains usages déjà numérisés pour raisonner en coûts et en cycles de vie complets des produits et des services. Aux questions écologiques s’ajoutent les préoccupations sociales avec l’inclusion numérique et l’importance de l’accessibilité des services publics, avec des avancées en matière de respect des données personnelles depuis le RGPD.

Responsabiliser, c’est donc numériser en choisissant avec parcimonie les projets à forte valeur ajoutée, massifier certains usages tout en décommissionnant les solutions gadgets, et s’assurer que les citoyen·nes qui le souhaitent aient les moyens de s’en servir et celles et ceux qui ne le souhaitent pas puissent toujours accéder aux services publics via des alternatives non numériques. Le numérique ne doit pas remplacer, il doit enrichir et compléter.

tu évoquais la « dénumérisation »,qui va à l’encontre du numérique responsable dont la promesse est de concilier déploiement numérique à tout crin et contrôle de ses externalités négatives. or, de plus en plus de collectivités réalisent qu’elles ont effectivement numérisé des services qui n’auraient pas dû l’être et que cela exclut un ensemble de publics et fait peser sur elles des vulnérabilités nouvelles.

C’est une question primordiale. En 2019, l’INSEE a estimé que 17 % des Français·es ne se sont pas connecté·es à Internet au cours d’une année – et on ne parle que de connexion, pas d’utilisation des services ! Pour certain·es, cela relève du refus assumé, pour d’autres, de l’abandon, faute des moyens et d’accompagnement. Le numérique ne convient en effet pas à tout le monde, d’où l’importance de préserver des guichets physiques, la possibilité de rencontrer des agent·es ou des collègues « en vrai » et de ne pas mettre le papier à la poubelle.

En confiant au numérique toutes les informations dont on a besoin dans la réalisation de nos activités, dans la production des services publics, les collectivités se rendent très vulnérables aux pannes matérielles ou aux cyber-menaces. Il faut systématiquement se demander comment préserver sa capacité à agir, si demain on perd l’accès à nos disques durs, à nos processeurs, à nos outils métiers, etc. A-t-on a un backup papier permettant d’assurer la continuité de service ? Pourra-t-on gérer les concessions des cimetières si le logiciel est en panne ? Pourra-t-on verser la paye des agent·es si on se fait hacker ? Ce sont des cas auxquels les collectivités doivent faire face, d’où l’intérêt d’avoir des plans de reprise d’activité : si le numérique de demain n’est, pour une quelconque raison (incendie, inondation, cyber-attaque, etc.), pas identique à celui d’aujourd’hui, comment la collectivité continue-t-elle à fonctionner ? Dans quels délais est-elle capable de rebondir ? Quels usages privilégier ?

Ce sont des questions difficiles car les années 2010 ont été synonymes d’euphorie numérique, des sommes importantes ont été consacrées aux « démarches zéro papier », sans nécessairement porter de regard critique sur les implications à la fois sur le travail des agent·es dont le métier a beaucoup évolué et qui se retrouvent cantonné·es aux écrans et aux discussions par tchat, et sur les usager·ères qui se retrouvent face à des outils obscurs, des formulaires dysfonctionnels ou des interfaces inutilisables.

Il y a eu un décalage entre la promesse initiale du numérique qui était de simplifier, d’optimiser, de rapprocher l’usager·ère du service public, et ce qu’on observe trop souvent qui relève plutôt de l’éloignement et de la sensation de distance. Il faut en tirer aujourd’hui les leçons.

la question de la maintenance du numériqueest très importante. est-ce un enjeu qui a été identifié par les collectivités ?

En termes de maintenance, le paysage est très différent selon la taille de la collectivité. Se doter d’une DSI ou d’un service informatique interne est propre aux collectivités d’une certaine taille… ce qui pose problème en France où on compte quelques 30 000 communes extrêmement petites qui n’ont de fait pas de compétences internes de maintenance.

Cela étant dit, quelle que soit leur taille, qu’elles aient des équipes informatiques internes ou non, les collectivités sont plus ou moins tributaires d’une armée de prestataires – les éditeurs des logiciels ou les intégrateurs des outils libres – qui ont leurs propres feuilles de route et leurs objectifs de rentabilité… et dont l’intérêt est de fait de passer le moins de temps possible par collectivité. Cela peut conduire à des périodes assez longues où l’outil ne fonctionne pas et où les agent·es mettent en place tant bien que mal des solutions de contournement qui résolvent généralement les bugs et dysfonctionnements bloquants majeurs tout en laissant traîner ce qui est considéré comme mineur et cosmétique.

Je disais tout à l’heure qu’aucun projet informatique ne se passait bien. J’avais plutôt en tête la phase amont : du lancement jusqu’à la mise en production. On peut en réalité dire la même chose de la phase aval, après le déploiement : je n’ai jamais vu non plus un outil complètement abouti. Les outils numériques vivent des existences cycliques, d’identification de problèmes, d’appels à l’assistance, de corrections. C’est une histoire sans fin.

les enjeux de bien-être au travail liésau numérique sont aussi de plus en plus considérés, avec des avancées légales comme le droit à la déconnexion, justement au moment où la profession territoriale a beaucoup de mal à recruter et attire de moins en moins…

Le numérique peut effectivement être une source de souffrance au travail pour les agent·es. Au-delà des dysfonctionnements informatiques déjà évoqués qui créent du stress, les difficultés opérationnelles peuvent être liées à un manque de savoir-faire, soit parce que l’agent·e n’a pas suivi formation, soit parce qu’il·elle a été formé·e mais que l’outil a entre-temps évolué. Aussi, le rapport au travail a changé : les emplois sont de plus en plus sédentaires, les interactions humaines décroissent à la (dé)faveur des écrans, des outils numériques, des tchats, etc. Ce sont non seulement des évolutions techniques, sociales et économiques mais aussi cognitives et psychiques.

Je discutais récemment avec une secrétaire de mairie. En France, c’est la clé de voûte de nombreuses collectivités, surtout des petites. Devant le manque de moyens financiers, les secrétaires de mairie sont souvent mutualisées entre plusieurs collectivités, travaillent en parallèle pour deux ou trois collectivités et ont la charge d’une multitude de sujets, allant de l’état civil à la gestion financière, en passant par des questions urbanistiques. C’est une expertise métier très forte. Or, dans chaque collectivité, cette secrétaire de mairie doit naviguer entre des outils numériques différents. Elle s’en sortait, mais là encore, cette situation génère énormément de stress. Dans les prochaines années, beaucoup d’entre elles vont partir à la retraite : pour les collectivités, surtout dans les territoires ruraux, il y a un vrai enjeu de recrutement… et cette dispersion numérique peut être un frein.

à ton avis, quelle stratégie les collectivitésterritoriales devraient-elles adopter en matière numérique, compte tenu des différents enjeux soulevés lors de notre discussion ?

Les coûts environnementaux, sociaux et psychiques du numérique sont de plus en plus saillants. Pour être dans les clous des objectifs nationaux de réduction de l’empreinte écologique, il faudrait diviser le poids environnemental du numérique par un facteur 4 à 10. Aujourd’hui concrètement, il n’y a pas de levier actionnable permettant des coupes rases aussi significatives. Les trajectoires climatiques et énergétiques actuelles nous mènent vers des réflexions – qu’il s’agirait d’anticiper à défaut de pouvoir complètement les prévenir – comme : qu’est-ce qu’on coupe ? qu’est-ce qu’on garde ? quels sont les usages vraiment importants à maintenir ? Auxilia s’attèle à penser ces défis avec des explorations comme CAPACities (dont la nouvelle édition démarre en fin d’année) qui cherchent à faire mieux avec l’informatique tout en s’assurant d’inclure un cadre de réflexion sur ce qui est désirable et ce qui ne l’est pas, ce qui est soutenable et ce qui ne l’est pas. 

Ensuite, les collectivités doivent comprendre qu’en matière numérique, ce sont les équipements (leur production et leur acheminement) qui en représentent 80 % de l’empreinte écologique. Elles doivent donc allonger la durée de vie de leurs équipements, éviter de les remplacer, ne pas se suréquiper, mais les choisir avec parcimonie, en fonction de leurs usages réels.

Je plaide enfin pour questionner la gouvernance des systèmes d’information et notamment le choix de mener certains projets. Ce sont des coûts plus difficiles à faire entrer dans les matrices d’évaluation de l’impact environnemental du système d’information, mais ce sont également du temps de travail, des déplacements, de la consommation de matière et d’énergie, de l’argent public, des dispositifs qui vont tourner pendant plusieurs années sur les serveurs et consommer de l’espace de stockage, du réseau et de la puissance de calcul. Je l’ai dit, j’ai vu beaucoup de projets mal gérés, mais j’ai aussi vu des projets bien gérés… mais engagés pour de mauvaises raisons.

Propos recueillis par Bastien Marchand, consultant – Doctorant en redirection écologique.
Newsletter conçue par Margot Rat-Patron, consultante et toute l’équipe.

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