De la guerre (énergivore) à la paix (sobre) : pour une réhabilitation du rationnement ?

GRAND FORMAT Sobriété énergétique 4/4

Face à l’accélération de la consommation matérielle mondiale et la nécessité de préserver notre écosystème, la sobriété énergétique présente de nouveaux enjeux par le renouveau des politiques publiques et leur acceptabilité par les populations.

Quentin Herbet, chef de projets Energie & climat chez Auxilia revient dans ce « Grand Format » (4/4) sur le concept même de rationnement, de son histoire à ses formes plus actuelles, et sa contribution dans les stratégies écologiques au sens large.

Avec le soutien de Bastien Marchand, consultant – doctorant en redirection écologique chez Auxilia.

Votre auteur et interlocuteurQuentin HERBET

Quentin HERBET

Chef de projets Energie & climat

Ces derniers mois, une notion, que l’imaginaire collectif assimile généralement aux périodes de guerre, revient sur le devant de la scène : le rationnement. Si on doit cette résurgence à la crise énergétique consécutive à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, elle se retrouve aussi largement mobilisée pour penser les stratégies écologiques au sens large. Cet article tente de discuter quelques éléments de cette filiation.

Sauf bond technique largement improbable, maintenir un monde habitable pour le plus grand nombre nécessite de réduire drastiquement notre empreinte écologique, impératif qui passe par la mise en place d’une société qui organise sa propre sobriété – si possible de manière désirable, ou, a minima acceptable. Dans cette optique, préserver des formes de justice sociale apparaît central pour éviter les frustrations et les sentiments de déclassement : comment demander à l’un·e de renoncer à l’arrosage de son potager quand le golf d’à-côté persiste à inonder son green ? L’un des prérequis d’une politique de sobriété juste consisterait alors à organiser « le même effort pour toutes et tous », « chacun·e selon ses moyens », principe qui fait déjà largement consensus dans notre système politique : la progressivité de l’impôt en est un bon exemple. Le rationnement, qui relève d’une approche par les quantités plutôt que par les prix (nous y reviendrons), pourrait à cet égard s’avérer utile.

Une notion marquée par l’imaginaire de la guerre et de la crise

Auxilia x John Cameron pour Unsplash

Auxilia x John Cameron pour Unsplash

Historiquement, les gouvernements modernes ont mis en place des politiques de rationnement à l’occasion de situations de crise extrême (guerres, pénuries, catastrophes naturelles), qui leur imposaient de définir des portions à distribuer aux individus, le plus souvent de vivres (eau, nourriture), mais par extension de l’ensemble des produits de première nécessité (savon, pétrole, etc.). On pense ainsi naturellement aux tickets de rationnement de la Seconde guerre mondiale – qui perdureront d’ailleurs plusieurs années après l’armistice pour certains produits.

Conséquence de ce passif historique, la notion de rationnement est souvent perçue comme l’antithèse de la « Liberté », plutôt rattachée à une répartition des ressources par les prix, et à son corollaire, le « Progrès ». Le retour à des formes de rationnement serait donc vécu comme un retour en arrière, à des temps sombres de souffrance collective.

Pourtant, depuis 1945 en France, de nombreux rationnements ont émaillé nos vies en lien avec divers événements historiques. Pendant les Trente glorieuses, la crise du canal de Suez (1956) et le premier choc pétrolier (1973) ont donné lieu à des politiques de rationnement du pétrole. Il est par ailleurs constamment présent s’agissant de l’eau. Chaque été, lorsque certains seuils de sécheresse sont dépassés, des arrêtés préfectoraux mettent en œuvre des restrictions des usages de l’eau : interdiction de remplir sa piscine, d’arroser son jardin, de laver sa voiture, etc. Plus récemment, des paquets de pâtes au début des confinement sanitaires, aux bouteilles d’huiles de tournesol au début de la guerre en Ukraine, en passant par les pleins d’essence limités à trente litres en période de grève des raffineries, le début des années 2020 a été marqué par une vague de rationnements, le plus souvent à l’initiative même des supermarchés et des stations-services, pour faire face aux « achats panique » aggravant les pénuries. Un retour en force qui culmina à l’approche de l’hiver 2022-2023 avec le « spectre » du rationnement en gaz et en électricité dont le gouvernement se faisait l’écho en cas d’hiver rigoureux et d’échec du plan de sobriété.

Si dans l’imaginaire collectif, il renvoie en priorité aux temps de guerre, ce rapide panorama montre qu’en réalité, le rationnement demeure un outil (un mode de gestion et d’organisation) rentré dans le panel acceptable des politiques publiques et régulièrement mobilisé à ce titre, bien que le politiste Bruno Villalba rappelle qu’il s’agit d’une mesure d’exception dérogatoire au droit commun. Les réactions parfois épidermiques à l’évocation de cette possibilité semblent toutefois souligner une tension : il y aurait des « bons » et des « mauvais » rationnements, des rationnements acceptés et jugés légitimes (restriction des usages de l’eau en cas de sécheresse) quand d’autres sont assimilés à des privations insupportables de liberté (restriction du nombre de voyages en avion).

Le prix : la liberté ?

Au contraire d’un rationnement par les quantités, un principe d’allocation des ressources par les prix (dans lequel l’accès à un bien ou à un service n’est régulé que par la capacité de l’acheteur à l’échanger contre une somme fixée par le vendeur) ne souffre pas de cette perception ambivalente. Il est au contraire volontiers associé à la « Liberté » (de choix, d’entreprendre, etc.).

Pourtant ce système comporte lui aussi son lot de contraintes – en situation de pénurie tout particulièrement. Laissée à la main du libre marché, la rareté de la ressource conduit classiquement à une augmentation de son prix puis à une allocation sous-optimale du point de vue de l’intérêt général, où certain·es se voient dépossédé·es d’un bien potentiellement vital tandis que d’autres en bénéficient abondamment.

L’actualité récente a justement montré les limites de cette approche par le prix : la rareté d’une ressource (ou l’incertitude autour de son approvisionnement) engendre des spéculations significatives sur son prix en absence de régulation publique (et même en présence de celle-ci), les différents intermédiaires augmentant tour à tour leurs marges dans un contexte de tension, ce qui se répercute sur le consommateur final. Les dix milliards d’euros de dividendes de l’entreprise TotalEnergies au titre de ses résultats 2022, dans un contexte d’inflation des prix à la pompe pour les particuliers, en constituent un bon exemple.

Revisiter le rationnement ?

Dans une optique d’organisation juste de la sobriété, entre l’imaginaire négatif de l’approche par les quantités (rationnement) et les injustices concrètes d’une approche par les prix (libre marché), pourrait-on dessiner une ligne de crête permettant de rendre le rationnement désirable ? Et quelles seraient les modalités d’une telle politique ?

Le rationnement, comme les exemples historiques mentionnés dans cet article le montrent, a ceci de particulier qu’il nécessite, pour être accepté et respecté, une finalité qui fasse absolument consensus (gagner une guerre, permettre à toutes et tous de se nourrir, etc.) et qu’il ne constitue qu’une étape temporaire avant un retour à la normale. Ces deux conditions sont-elles aujourd’hui réunies pour mettre en œuvre des politiques de rationnement ? En ce qui concerne la finalité, rien n’est moins sûr, alors que le climato-scepticisme remonte en France depuis plusieurs années, comme l’a montré la Fondation Jean Jaurès dans un récent rapport. Quant à la seconde condition, là encore, cela nécessiterait de revoir la façon dont est perçue la question écologique qui, loin d’être une « crise » dont il s’agit de sortir, constitue en réalité un nouvel état du monde dans lequel il nous faut apprendre à vivre (puisque des processus irréversibles sont enclenchés).

Cela signifie-t-il que la notion de rationnement est inutile et ne peut irriguer les stratégies écologiques ? Pas si sûr, notamment en matière de gestion de la conflictualité. La violence inhérente aux mesures de rationnement peut nous donner à penser. Qu’elles soient prises par la puissance publique ou par des entités privées (stations-services par exemple), elles érigent une norme collective qui impose une distinction entre ce qui relèverait des besoins nécessaires et légitimes et ce qui relèverait des désirs superflus et illégitimes. Leur mise en œuvre implique des mécanismes de contrôle, de surveillance et de répression, dont la violence et la portée pourraient se trouver démultipliées par les outils numériques de techno-surveillance si aucun garde-fou n’y est adjoint.

Afin d’imaginer un rationnement non-violent – ou, a minima, exerçant une violence moindre –, ces mesures doivent absolument faire l’objet d’une négociation démocratique dans leurs opportunités et dans leurs modalités, et ce, à différentes échelles décisionnelles, y compris locales. Si ces choix sont susceptibles d’être éclairés par des travaux scientifiques ou des études prospectives, il s’agit de s’accorder politiquement sur ce qu’il convient de préserver localement, sur les quantités garanties à chacun·e mais aussi sur ce qu’on accepte de perdre individuellement et collectivement.

C’est d’ailleurs ce que nous tentons d’accompagner chez Auxilia, par exemple auprès des syndicats de bassin versant sur les usages territoriaux de la ressource en eau, ou encore dans les stratégies de résilience territoriale.

Ces missions ne se présentent d’ailleurs jamais frontalement comme des politiques de rationnement mais elles mettent en œuvre des réflexions qui aboutissent à une action qui leur emprunte certains mécanismes. Une seconde façon d’atténuer cette violence institutionnelle potentielle consisterait à déplacer le lieu d’application des mesures de rationnement et les déplacer de la consommation (en aval de la chaîne de valeur) vers l’extraction des ressources et les processus de production (en amont de la chaîne de valeur, donc). Le rationnement ainsi revisité serait alors un outil à la main des politiques énergétiques et matérielles. Les exemples allant dans ce sens sont déjà nombreux : l’instauration de quotas de pêche en 1983, sont un cas de rationnement « amont », ils sont fixés annuellement à l’échelle de l’Union Européenne en fonction de la situation des stocks de poissons pour en garantir une exploitation soutenable, le choix délibéré de certaines entreprises de ne pas augmenter la production (comme c’est le cas de la liqueur de Chartreuse) pour ne pas augmenter la pression sur les ressources, fait figure de rationnement « volontaire » bien loin du réflexe croissantiste qu’on attend classiquement d’une entreprise. Ce déplacement du rationnement vers l’amont a ses limites puisque la raréfaction de l’offre peut facilement se répercuter sur les prix sans intervention publique. L’objectif Zéro Artificialisation Nette est un autre exemple de rationnement des ressources (cette fois-ci, ressource foncière), qui sans régulation adaptée, pourrait avoir une incidence sur l’accessibilité du foncier et son prix.

Si le rationnement, tel qu’il est traditionnellement perçu dans l’imaginaire collectif et tel qu’il a été majoritairement mis en œuvre à travers l’histoire récente, paraît indésirable, la notion semble toutefois donner à penser des manières de démocratiser et de politiser l’impératif de sobriété, dans une optique juste et non-violente. Car enfin, une autre contrainte que celle de maintenir notre atmosphère sous les 2°C de réchauffement viendra nous y obliger : celle de la finitude de nos ressources (pétrolières, minérales, en eau, en sable, etc.). Car c’est lorsque les limites physiques s’imposent et que les quantités viennent à manquer, que la nécessité de répartir équitablement ce qui nous reste prend tout son sens.

Dans le 1er « Grand Format » (1/4) intitulé « Un territoire sobre pour contrer l’ébriété énergétique… », Auxilia pose la nécessaire articulation entre sobriété individuelle et sobriété collective pour contrer les mouvements d’ébriété énergétique. Mais cela doit être soutenu par des politiques publiques plus ambitieuses, planifiées et intégrant les enjeux de justice sociale. Lecture disponible ici.

Le second « Grand Format » (2/4) intitulé « Construire des récits mobilisateurs dans les territoires », Auxilia pose la nécessaire articulation entre sobriété individuelle et sobriété collective pour contrer les mouvements d’ébriété énergétique. Mais cela doit être soutenu par des politiques publiques plus ambitieuses, planifiées et intégrant les enjeux de justice sociale. Lecture disponible ici.

Auxilia revient dans le « Grand Format » (3/4) sur l’idée même de redirection sur la sobriété comme une alternative aux stratégies de RSE et de développement durable insuffisantes et souvent globales. Lecture disponible ici.

Dans ce grand format, le dernier de notre série de 4, Quentin Herbet, chef de projets Energie & climat chez Auxilia revient sur le concept même de rationnement, de son histoire à ses formes plus actuelles, et sa contribution dans les stratégies écologiques au sens large.

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