Virée sur route glissante : penser la réduction de la place de la voiture dans nos vi(ll)es

Auxilia a accompagné l’aménageur La Fabrique de Bordeaux Métropole (La Fab) dans une étude au long cours sur la “démotorisation”, soit la question de la réduction du nombre de voitures possédées par les ménages. Retour sur cette aventure passionnante qui nous aura fait débattre avec des chercheuses, interroger des dizaines d’habitants de la métropole et manipuler les imaginaires d’acteurs publics et associatifs.

Votre auteur et interlocuteurLaurent JEGOU

Laurent JEGOU

Directeur de projets Mobilités

Penser la question de la démotorisation relève du défi conceptuel autant que politique et pratique.

C’est un sujet rendu d’autant plus compliqué qu’il est également fondamentalement “intime” : au sens de l’intimité de l’organisation quotidienne d’un foyer comme à celui de notre rapport au temps, à l’espace, à l’affirmation sociale… Ce n’est donc pas un exercice aisé, d’autant plus de la part d’un aménageur public comme La Fab, que l’on n’attend pas forcément sur ce terrain..
Pourtant, la question de la voiture, en particulier quand elle est abordée au prisme de son occupation d’espace, est d’importance dans une opération d’aménagement : la place mobilisée pour les besoins en stationnement des futurs habitants et usagers ne pourra pas être utilisée pour offrir davantage de logements, planter de arbres, aménager des espaces plus spacieux…
Et de fait, au fil des projets qu’Auxilia a eu la chance de mener pour La Fab, la question de la réduction du nombre de voitures possédées par les ménages s’est imposée, au-delà des nécessaires considérations de son moindre usage (report modal), qui en est bien sûr un levier clé.

C’est pourquoi une étude a été lancée sur le sujet de la démotorisation, poursuivant à la fois des objectifs de montée en compétences des équipes dans ce champ, de contextualisation des enseignements de l’étude aux différents environnements urbains des projets de La Fab dans la métropole bordelaise et favoriser une compréhension commune du sujet avec les parties prenantes aux projets de La Fab : communes, métropole, maîtrises d’oeuvre, associations locales…

Une plongée dans la mécanique de la démotorisation : de la théorie au quotidien des habitants de Bordeaux Métropole

L’étude a démarré par un décryptage théorique sur la notion de démotorisation, mené à travers une revue de littérature et des entretiens d’experts issus du monde de la recherche et des services de mobilité. Ce travail s’est focalisé sur les mécanismes de résistance à la démotorisation et sur les leviers, contextuels et serviciels, favorisant la démarche. Quelques mois plus tard, nous menions des focus groups sur le sujet avec des habitants des quatre coins de la métropole, qui ont assez largement permis de recouper et contextualiser les enseignements issus de la phase théorique. On retiendra notamment que :

  • La norme sociale autour de la voiture et de sa possession reste puissante, encore largement alimentée par des récits positifs, notamment véhiculés par la publicité et par une forme de socialisation à la mobilité où la voiture reste incontournable et valorisée. Même si un rapport plus utilitariste à la voiture semble se construire pour une part croissante de la population ;
  • Parmi les blocages les plus difficilement dépassables, on retrouve l’anticipation d’une complexité organisationnelle induite par une démotorisation (même partielle), voire le renoncement à certains plaisirs : un « prix à payer » trop élevé, dans une société où tout a été pensé au prisme de l’efficacité offerte par la voiture et où les modes de déplacement alternatifs restent aujourd’hui encore trop peu crédibles ;
  • Si des moments de la vie sont plus propices que d’autres à la démotorisation, se séparer d’une – a fortiori de la – voiture reste l’aboutissement d’un vrai processus.

Le fait d’incarner la réflexion (souvent conceptuelle et non située) au sein d’un territoire, via les focus groups, a été un exercice particulièrement stimulant. Il a permis, d’une part une lecture spatialisée des mécanismes et des contraintes, mettant notamment en lumière que le seul critère de l’éloignement au centre n’est pas déterminant dans la propension à se démotoriser ; et d’autre part, une contextualisation très fine en lien avec les spécificités des modes de vie locaux, le rapport aux loisirs (virées sur la côte…) et les tensions qui en résultent entre les aspirations à se “libérer de la voiture” et les perspectives de renoncements associés.

Quels récits construire pour rendre désirables des perspectives de démotorisation ?

Après avoir recueilli la voix des habitants et l’avoir disséquée à l’aide de nos nouvelles clés de lecture théoriques, nous avons souhaité enquêter du côté de celles et ceux qui conçoivent à la fois les politiques publiques et les quartiers (services de la Métropole, de communes, urbanistes, associations…). Pour cela, un travail autour des imaginaires de la démotorisation a été mené : après une phase de collectes d’images en lien avec la démotorisation réalisée par ces acteurs, un atelier les a réunis pour analyser et manipuler le matériau ainsi produit – une “carte postale d’imaginaires” – et construire des récits d’un Bordeaux Métropole où la voiture en pleine possession serait réduite à sa portion congrue.
Qu’est-il ressorti de cet exercice exploratoire ? Eh bien pas mal de choses ! Par exemple :

  • Que les imaginaires qui semblent les plus susceptibles de faire adhérer aux perspectives de démotorisation sont ceux faisant intervenir la ville apaisée, vivante, accueillante pour les personnes âgées comme pour les enfants ;
  • Que si l’on souhaite pouvoir s’appuyer sur de nouveaux imaginaires, ceux-ci ne pourront se façonner que par l’expérience de conditions de mobilité adaptées et donc par la création d’un « système » de mobilité alternatif extrêmement ambitieux ;
  • Et que, concomitamment, une bataille doit se jouer sur le terrain de la diffusion des imaginaires en lien avec les objets de mobilité, en mobilisant les canaux actuellement largement occupés par la voiture (publicités, influenceur.euses, industries culturelles et créatives…) ;
  • Ensuite, que des obstacles majeurs existent : temporalité de mise en œuvre des changements, échelles de compétences… ;
  • Enfin, et surtout, que la question de la justice sociale et territoriale doit être placée au cœur des démarches, afin de ne pas accentuer les contraintes de mobilité existantes mais au contraire de créer les conditions d’une mobilité davantage affranchie du poids financier de la voiture pour les ménages.

L’ampleur du travail à accomplir peut donner le vertige.

C’est une rupture quasi “civilisationnelle” dont il s’agit ici, en ce qu’elle implique de repenser à la fois l’aménagement du territoire, les équilibres économiques, le rapport au temps et à l’espace… Mais au-delà des fins poursuivies (soutenabilité de la vie dans nos villes, artificialisation des sols, climat, consommation de ressources, microplastiques dans les océans…), se confronter à la question du maintien ou non d’un niveau de possession des voitures par la population est un voyage très riche, un voyage qui questionne tous les attributs de la mobilité, notamment celui de la justice sociale en lien avec les politiques de bifurcation écologique des mobilités, qui occupe particulièrement Auxilia.

Pour aller plus loin, lisez et relisez l’article de Laurent : Entre dépendances et addiction : soyons lucides sur notre rapport à la voiture. 

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